LES UNITÉS DE LA PIFOMÉTRIE GASTRONOMIQUE

Dans ce domaine, la pifométrie est reine, voici un florilège de termes empruntés à l'univers pifométrique.

 

Boujaron : c'est un terme de marine, il s'agit d'un récipient de métal dans lequel on servait aux marins leur ration quotidienne d'alcool. Seule la pifométrie a su conserver contre vents et marée cette ancienne unité. On notera d'ailleurs qu'au restaurant de l'ENSIP la ration quotidienne de vin est toujours servie aux étudiants dans un boujaron en hommage au capitaine Jacques PERRET. Les professeurs sont mieux lotis car ils ont droit au litron du Canada qui, comme chacun devrait le savoir, contient un seizième de huit gallons impériaux, le gallon impérial canadien jaugeant quatre pintes ou encore huit chopines.

 

Cuiller ou cuillère : ce mot est dérivé de "cochlear", mesure pour les liquides, lui même dérivé de "cochlea" escargot emprunté au grec "koklias" coquillage. Cette filiation montre bien la forme de l'objet dont le français a bien du mal à choisir l'orthographe. En cuisine la cuiller est une unité largement utilisée avec tous ses multiples ou sous-multiples, la cuiller rase, pleine, à thé, à café, à soupe etc. On voit bien tout l'intérêt de la pifométrie en cuisine, quand on y va pas avec le dos de la cuiller on peut à tout loisir doser sa recette en choisissant bien la taille de sa cuiller selon son goût. L'expression "en trois coup de cuiller à pot" a une origine mystérieuse mais reste largement utilisée pour décrire une opération prestement menée lors de la confection d'un met.

 

Demi-setier : le setier qui vient du latin "sextarius" sixième partie était utilisé pour caractériser la sixième partie du "conge" mesure de capacité bien connue au XIII siècle. Jusqu'au XVIII siècle, le setier a représenté une mesure de capacité pour les grains variant de 150 à 300 litres. Il représentait aussi une mesure de capacité pour le vin correspondant à 8 pintes. Vers 1530, dans toutes les tavernes du Royaume on buvait "force" demy-sestier de vin (un demi-setier de vin correspond à 1/4 de litre) aujourd'hui, si on boit toujours du vin, ce n'est plus, hélas, dans un demi-setier, quoique...

 

Force : ce pifôme est issu du bas latin fortia (XI siècle), il est utilisé comme adverbe de quantité depuis le XIII siècle. On dit "force farine" pour beaucoup de farine. Dans ce sens on utilise aussi un dérivé de l'arabe "bezzaf" qui en français a été repris en bésef ou bézef et qui signifie aussi beaucoup. En général on l'utilise plutôt dans le sens inverse, par exemple : "dis donc, bouffon, t'as pas mis bésef de sucre dans mon café"

 

Godet ou le godenot ou encore godeneau : il s'agit d'un petit récipient sans pied utilisé pour délayer etrecueillir un liquide on utilise encore ce terme dans certaines cuisines.

 

Gorgeon : ce terme, apparu vers 1840 signifie un petit coup à boire, il exprime le volume que l'on a dans la gorge. Il est principalement utilisé pour le vin ou les boissons alcoolisées. On dit "boire un gorgeon de rouge".

 

Guindal : Esnault signal ce nom en 1844 dans son dictionnaire d'argot. D'après Chautard, le guindal viendrait du dialectal "guindôle" et d'une origine aussi obscure que le gros-qui-tache que l'on met dedans. En effet, le guindal est un verre à boire et par métonymie le contenu d'un guindal : "Viens mon cousin, on va s'rincer les amygdales d'un bon guindal." On notera, chose qui échappe à l'éminent Monsieur Robert et à son dictionnaire de la langue, que dans certaines régions le "guindal" s'est corrompu en "quindal", par défaut de prononciation.

Monsieur Robert signale quand même qu'au XX° siècle on trouve également "guinde" pour "quindal", mais, oh joie, au mystère profond des dictionnaires, si l'on cherche furtivement à "guinde" on y trouve "voiture" comme on s'y attendait. Ceci expliquant le slogan bien connue : "Un guindal, ça va ; trois guindal, bonjour les dégâts à la guinde."

La bouche empâtée par le contenu d'un ou plusieurs guindals (tout dépend de la taille du guindal et des entiers que l'on y met), on se gardera de confondre "guindal" : verre à boire et "guindal" : appareil à soulever des fardeaux, une petite grue en quelque sorte...

C'est également pourquoi, par la suite, la bouche toujours aussi empâtée que les idées embrumées, on se gardera de confondre "guinde" et "dinde". En effet, on dit plaisamment d'une demoiselle à l'esprit un peu lent que c'est une "petite dinde" ; or si l'on fait de cette petite dinde une machine à décharger de petits fardeaux, notre dinde fardée transformée en fardier nous fait sombrer dans l'allusif graveleux ou, à tout le moins, dans le répertoire ornithologique et boulevardier puisque notre petite dinde devient une petite grue.

Ainsi en venons-nous à citer cet humoriste français du début du XX° siècle, ce cher Tristan Bernard (à qui l'on prête beaucoup, ce qui était normal eu égard à ses origines sur lesquelles il était le premier à plaisanter) à qui une dame avait "posé un lapin". Tristan Bernard lui aurait donc envoyé ce mot de billet : " Madame, vous m'avez fait faire le pied de grue pendant deux heures, je vous l'envoie, ça vous en fera un troisième."

L'usage veut que l'on ajoute ensuite : " Et la dame n'aurait pas compris !..." On pourrait également disserter sur l'emploi de la grue (dans ses trois acceptions les plus courantes) et du nom "lapin", chaud ou froid, posé ou courrant, à poils ou à plumes, mais cela nous éloignerait par trop du guindal et de ses contenu.

 

Louche : en gastronomie on retiendra deux sens, le premier, celui de grande cuiller est bien connu et nous ne nous y attarderons donc pas, mais un sens moins connu permet de qualifier un vin trouble, ce qui est louche vous en conviendrez.

 

Trait : vient du latin tractus qui signifie tirer, il est employé en pifométrie pour décrire un mouvement lent. On l'utilise pour caractériser l'action de boire en une seule fois "boire d'un trait" et aussi pour exprimer la quantité de boisson ingurgitée "boire à grands traits".

On notera aussi que dans l'ancienne liturgie (au XIV siècle) le trait était un psaume réduit chanté à la messe, mais, je vous l'accorde, la messe n'est pas une activité relevant strictement du champ de la gastronomie.

Certaines recettes utilisent le trait, on dit ajouter "un trait de rhum" sans préciser la distance entre le goulot de la bouteille et le récipient, cette incertitude étant laissée à l'appréciation de l'utilisateur.

C'est dans cette dernière utilisation que l'on peut entrevoir toute la richesse des expressions pifométriques : vers la fin du XI siècle on a commencé à caractériser ce mot dans un sens correspondant à "trahere" tirer ou traire ce qui a donné par métonymie la traînée, puis, employé au sens figuré la notion de "mouvement lent", "étendue de temps" et "lenteur".

La cause est entendue, verser un trait de rhum implique donc une action lente et continue dévoilant une traînée du plus bel effet. On voit bien là l'extraordinaire richesse expressive de la pifométrie.

 

La banane, par Daniel FONDANECHE

Laurent Pineau a apporté une intéressante précision aux mesures de longueurs avec le "chouïa" et la "brouette". Il manque encore une unité fondamentale, que son dévoilement rend encore plus passionnant.

La banane est à la brouette, ce que la peau est aux manches.

"J'arrive à huit heures et des bananes." ( Ma soeur par téléphone, ayant oublié de préciser à quelle gare elle allait arriver.)

"Bananes" : n.m. pl. inv. (Robert métrique) (1)

Cette unité de mesure est incontestablement floue (Cf. logique du même nom) car "banane" et "peau" de la même banane ne sont pas de même longueur. Or, dans l'expression : " J'arrive à huit heures et des bananes", on ne sait pas à quoi il est fait référence :

  • à la banane munie de sa peau, ou
  • à la banane dans le plus simple appareil, autrement dénommée par Heisenberg "banane dévoilée'" dans son essai "Du principe d'incertitude appliqué à la banane."

Ergo, bien que solide dans son état natif, la banane est bien une unité floue.

Le problème se complexifie légèrement lorsque l'on se penche sur la "banane étalon" définie par la Commission de Bruxelles, celle qui peut être importée sans subir de taxation spéciale comme la banane de Californie, hors de l'étalon européen.

On ne parlera pas, non plus, de la variation de la taille de la banane en fonction du temps : ?b.t = n qui, grâce à la seconde loi de la thermodynamique, nous renvoie à l'étude d'Heisenberg quoique la banane ne soit plus à son état natif, mais en train de passer de l'état solide à l'état "liquide et nauséabond". Dans un état intermédiaire, pâteux et brun-noire, la banane est encore utilisable comme unité de longueur, mais avec moult précautions. L'emploi de gants de ménage est alors fortement recommandé.

(1) Précisions du bibliothécaire de l'ENSIP : D'abord "bannanas (1598) le mot est emprunté au portugais "banana", probablement d'un mot bantou de Guinée. Le fruit a été apporté d'Afrique occidentale au Brésil par les Portugais.

La locution "peau de banane" a pris la valeur figurée de "procédé déloyal" basée sur le caractère glissant de la peau du fruit